Pages arrachées au journal d’un amateur de Michaux

Rou­chi, gau­mais, cham­pe­nois, wal­lon, lim­bour­geois…
ce ne sont pas des mots inven­tés par Michaux, mais des dia­lectes belges. Ajou­tez le fla­mand, lui-même rami­fié en dia­lectes, le néer­lan­dais et le fran­çais.
Le tout pour onze mil­lions d’âmes. Quel luxe ! Schi­zo­phré­nie lin­guis­tique, plé­thore dans la signi­fiance, abon­dance de par­lers.

Bel­gique, Babel occi­den­tale.

***

L’exil et la langue fran­çaise sont consti­tu­tifs de l’identité de Michaux.
Bel­gique, terre de peintres aus­si.

***

L’écrivain est d’abord celui qui nomme le monde. Vingt-six lettres et trente-six pho­nèmes pour le faire en fran­çais.
C’est peu.
Com­ment rele­ver le défi de l’indicible et récon­ci­lier mots et monde, munis de si indi­gents moyens ?
Michaux choi­sit le néo­lo­gisme, le mot-valise. C’est une manière d’étendre le champ du lan­gage, de poser l’infinie pos­si­bi­li­té des com­bi­nai­sons, une manière de réac­ti­ver le signi­fiant, de le cra­ty­li­ser.
Pre­mière échap­pée dans la sur­en­chère du signe.

***

Pour ses aven­tures psy­chiques, il est à la recherche du mieux-dire, du man­tra, de la Parole magique. Celle qui ramè­ne­ra l’aimée à la vie, qui écar­te­ra les impor­tuns en réi­fiant espoirs et colères. Échec, décep­tions. N’est pas Orien­tal qui veut.

***

Sans renier jamais l’écriture, il peint. Années trente. Fond noir, comme l’Histoire. À la gouache des figures se forment, aux jambes et bras étiques de fétus de paille. Des faces chris­tiques. Au début seule­ment, il leur donne des noms, preuve d’une dépen­dance qui sub­siste à l’endroit de la langue.

***

Ses êtres, il les appelle « Per­son­nages ». Embryons piran­del­liens, vel­léi­taires, de récits jamais écrits ou de voyages avor­tés en Michauxie.

***

Qu’est-ce que la pein­ture pour Michaux ? Un peu de poils, un peu de bois, pig­ments, papier. Et sur­tout pas d’atelier. Piètres outils, armes modestes de la puis­sance du faible.

***

Encre de Chine, acry­lique, pas­tel, crayon de cou­leur, litho­gra­phie, gra­vure, tout est bon pour celui qui sait écou­ter l’Être. Guet­ter ses sources. Quand elles jaillissent, cela réus­sit et cela rate aus­si. Il faut être enfant dans la pein­ture. La spon­ta­néi­té, for­cé­ment aléa­toire, for­cé­ment onto­lo­gique, lui inter­dit la moindre retouche.

***

Regar­dez ses manus­crits sous l’emprise de la mes­ca­line. Regar­dez la lettre se défaire, son « corps » se cre­ver, se dévas­ter. Le des­sin n’est pas loin.

***

Com­ment un écri­vain aus­si épris de la forme fœtale, de la pro­tec­tion en boule, un écri­vain pour ain­si dire héris­son ou pois­son-lune a‑t-il pu s’épancher ain­si dans la pein­ture ?

***

Mou­ve­ments, ce n’est pas seule­ment le titre d’un livre, mais une méto­ny­mie qui désigne à la fois les signes et la façon dont ils ont été conçus. Ne voyez-vous pas les ges­ti­cu­la­tions de Michaux à l’œuvre sur ses encres, assu­rant sa défense, comme une seiche le ferait ?

***

De livre en livre, de néo­lo­gisme en néo­lo­gisme, le lan­gage est convo­qué au nom de pou­voirs qu’il ne détient pas.

***

À chaque fois qu’un au-delà de l’écriture se mani­feste, la pein­ture s’impose à lui : dou­leur d’avoir per­du l’aimée, visions mes­ca­li­niennes, spec­tacle inar­ti­cu­lé. Aucune langue ration­nelle ne peut rendre le tra­vail de la mes­ca­line, cette « vio­leuse d’esprit », sur celui qui la reçoit, mais ces trem­ble­ments des doigts sur la feuille, ces formes ver­té­brales, ces sen­tiers creu­sés au soc dans la chair de l’esprit.

***

Frot­tages. Le papier se pétri­fie. Dans les strates, fos­siles d’animaux échap­pés de La Nuit remue.

***

Lui, l’Homme du Nord, il uti­lise peu l’huile. Pour­quoi ?
Ça sédi­mente l’Être.

***

Une immense lame de fond balaie les figures des grandes encres de Chine. Cha­cun lutte contre cette vague, mais pour ajou­ter au chaos, cha­cun livre une bataille contre soi-même et les autres. D’autres fois il est une har­mo­nie étrange, une har­mo­nie étrange, une cho­ré­gra­phie où tous dansent autour d’un cercle de paix. Béa­ti­tude, mais pas pour long­temps. Le sac­cage et la vitesse reprennent, tou­jours plus ver­ti­gi­neux, et les sil­houettes lan­cées laissent une trace, comme une per­sis­tance réti­nienne dans l’œil assié­gé.

***

Ses pein­tures semblent pré­ve­nir : « Je vous pré­sente un spec­tacle men­tal ».

***

Le men­songe a‑t-il sa part quand la main est à l’œuvre sur le papier ? Il est débus­qué. Des­sin comme épreuve de véri­té, exa­men de pas­sage, pas­sage au marbre, acte de foi : « Si j’étais direc­teur de sémi­naire, la pié­té, l’obéissance, les exer­cices spi­ri­tuels, bien, bien, mais c’est au des­sin que je les atten­drais mes zélés sémi­na­ristes. Les des­sins que je les obli­ge­rais de faire, talent ou non, d’une façon ou d’une autre, mal­adroi­te­ment, pau­vre­ment (d’autant plus par­lants, plus fata­le­ment par­lants) m’en appren­draient plus que les confes­sions d’une année entière, ces trop faciles confes­sions en mots. Ils ne pour­raient plus tri­cher, se men­tir à eux-mêmes sur leur voca­tion.
Plus de refuge. Là, je “cueille­rais” leur indif­fé­rence, leur séche­resse, leurs blas­phèmes. » (Quatre cents hommes en croix)

***

Souf­frances à l’hôpital, puis mort de sa femme. Chez lui, dégoû­té des mots, il inonde des feuilles entières, sans même la média­tion d’un pin­ceau. Aqua­relles de larmes. Éja­cu­la­tion de cou­leurs. Décou­verte capi­tale d’une cathar­sis de la pein­ture.

***

Mou­ve­ments, c’est l’histoire d’un homme écar­te­lé, spor­tif-pieuvre — dopé à la mes­ca­line ? — livré à l’épreuve de cent décath­lons. Quel rythme pour un spor­tif autre­fois au lit !

***

D’autres pein­tures sont titrées « Match », « Mêlée ». Rug­by men­tal ?

***

Nul savoir-faire dans sa pein­ture, plu­tôt un savoir-dire.

***

On a beau­coup écrit à pro­pos de ses idéo­grammes, de ses ten­ta­tives pour fon­der une écri­ture uni­ver­selle. Mais on n’a jamais dit que cette quête avait pour seul des­sein l’abolition uto­pique de l’arbitraire du signe.

***

Sa pein­ture est une langue poé­tique qui se moque des ver­sions et des thèmes. Com­ment sinon le ben­ga­li Loke­nath Bat­ta­cha­rya, le danois Asger Jorn ou l’anglais Fran­cis Bacon pour­raient-ils la goû­ter et n’en rien perdre, de ses rythmes, de sa musique ?

***

Pour Mou­ve­ments, Sai­sir, Par des traits, on parle com­mu­né­ment de ses livres illus­trés. Mais ne sont-ce pas à l’inverse les poèmes qui illus­trent ces ouvrages bifides ?

***

Par la voie des rythmes est son seul livre qui ne contienne pas un mot, le seul où il fran­chit le seuil. Qui a osé lui don­ner un titre ?

***
Para­doxe : d’un côté le des­sein d’écriture uni­ver­selle ; de l’autre, un champ de signes qui épousent au plus près la réa­li­té du sujet qui les forme.

***

Il n’est pas encore né ce nou­veau Cham­pol­lion qui sau­ra déchif­frer les signes de Michaux.


Publié pour la pre­mière fois en sep­tembre 1993 dans le cata­logue de l’ex­po­si­tion « Hen­ri Michaux, Encres et Gouaches », Ecole régio­nale des Beaux-Arts de Nantes, du 27 octobre au 27 novembre 1993.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *