Rouchi, gaumais, champenois, wallon, limbourgeois…
ce ne sont pas des mots inventés par Michaux, mais des dialectes belges. Ajoutez le flamand, lui-même ramifié en dialectes, le néerlandais et le français.
Le tout pour onze millions d’âmes. Quel luxe ! Schizophrénie linguistique, pléthore dans la signifiance, abondance de parlers.
Belgique, Babel occidentale.
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L’exil et la langue française sont constitutifs de l’identité de Michaux.
Belgique, terre de peintres aussi.
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L’écrivain est d’abord celui qui nomme le monde. Vingt-six lettres et trente-six phonèmes pour le faire en français.
C’est peu.
Comment relever le défi de l’indicible et réconcilier mots et monde, munis de si indigents moyens ?
Michaux choisit le néologisme, le mot-valise. C’est une manière d’étendre le champ du langage, de poser l’infinie possibilité des combinaisons, une manière de réactiver le signifiant, de le cratyliser.
Première échappée dans la surenchère du signe.
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Pour ses aventures psychiques, il est à la recherche du mieux-dire, du mantra, de la Parole magique. Celle qui ramènera l’aimée à la vie, qui écartera les importuns en réifiant espoirs et colères. Échec, déceptions. N’est pas Oriental qui veut.
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Sans renier jamais l’écriture, il peint. Années trente. Fond noir, comme l’Histoire. À la gouache des figures se forment, aux jambes et bras étiques de fétus de paille. Des faces christiques. Au début seulement, il leur donne des noms, preuve d’une dépendance qui subsiste à l’endroit de la langue.
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Ses êtres, il les appelle « Personnages ». Embryons pirandelliens, velléitaires, de récits jamais écrits ou de voyages avortés en Michauxie.
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Qu’est-ce que la peinture pour Michaux ? Un peu de poils, un peu de bois, pigments, papier. Et surtout pas d’atelier. Piètres outils, armes modestes de la puissance du faible.
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Encre de Chine, acrylique, pastel, crayon de couleur, lithographie, gravure, tout est bon pour celui qui sait écouter l’Être. Guetter ses sources. Quand elles jaillissent, cela réussit et cela rate aussi. Il faut être enfant dans la peinture. La spontanéité, forcément aléatoire, forcément ontologique, lui interdit la moindre retouche.
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Regardez ses manuscrits sous l’emprise de la mescaline. Regardez la lettre se défaire, son « corps » se crever, se dévaster. Le dessin n’est pas loin.
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Comment un écrivain aussi épris de la forme fœtale, de la protection en boule, un écrivain pour ainsi dire hérisson ou poisson-lune a‑t-il pu s’épancher ainsi dans la peinture ?
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Mouvements, ce n’est pas seulement le titre d’un livre, mais une métonymie qui désigne à la fois les signes et la façon dont ils ont été conçus. Ne voyez-vous pas les gesticulations de Michaux à l’œuvre sur ses encres, assurant sa défense, comme une seiche le ferait ?
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De livre en livre, de néologisme en néologisme, le langage est convoqué au nom de pouvoirs qu’il ne détient pas.
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À chaque fois qu’un au-delà de l’écriture se manifeste, la peinture s’impose à lui : douleur d’avoir perdu l’aimée, visions mescaliniennes, spectacle inarticulé. Aucune langue rationnelle ne peut rendre le travail de la mescaline, cette « violeuse d’esprit », sur celui qui la reçoit, mais ces tremblements des doigts sur la feuille, ces formes vertébrales, ces sentiers creusés au soc dans la chair de l’esprit.
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Frottages. Le papier se pétrifie. Dans les strates, fossiles d’animaux échappés de La Nuit remue.
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Lui, l’Homme du Nord, il utilise peu l’huile. Pourquoi ?
Ça sédimente l’Être.
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Une immense lame de fond balaie les figures des grandes encres de Chine. Chacun lutte contre cette vague, mais pour ajouter au chaos, chacun livre une bataille contre soi-même et les autres. D’autres fois il est une harmonie étrange, une harmonie étrange, une chorégraphie où tous dansent autour d’un cercle de paix. Béatitude, mais pas pour longtemps. Le saccage et la vitesse reprennent, toujours plus vertigineux, et les silhouettes lancées laissent une trace, comme une persistance rétinienne dans l’œil assiégé.
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Ses peintures semblent prévenir : « Je vous présente un spectacle mental ».
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Le mensonge a‑t-il sa part quand la main est à l’œuvre sur le papier ? Il est débusqué. Dessin comme épreuve de vérité, examen de passage, passage au marbre, acte de foi : « Si j’étais directeur de séminaire, la piété, l’obéissance, les exercices spirituels, bien, bien, mais c’est au dessin que je les attendrais mes zélés séminaristes. Les dessins que je les obligerais de faire, talent ou non, d’une façon ou d’une autre, maladroitement, pauvrement (d’autant plus parlants, plus fatalement parlants) m’en apprendraient plus que les confessions d’une année entière, ces trop faciles confessions en mots. Ils ne pourraient plus tricher, se mentir à eux-mêmes sur leur vocation.
Plus de refuge. Là, je “cueillerais” leur indifférence, leur sécheresse, leurs blasphèmes. » (Quatre cents hommes en croix)
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Souffrances à l’hôpital, puis mort de sa femme. Chez lui, dégoûté des mots, il inonde des feuilles entières, sans même la médiation d’un pinceau. Aquarelles de larmes. Éjaculation de couleurs. Découverte capitale d’une catharsis de la peinture.
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Mouvements, c’est l’histoire d’un homme écartelé, sportif-pieuvre — dopé à la mescaline ? — livré à l’épreuve de cent décathlons. Quel rythme pour un sportif autrefois au lit !
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D’autres peintures sont titrées « Match », « Mêlée ». Rugby mental ?
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Nul savoir-faire dans sa peinture, plutôt un savoir-dire.
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On a beaucoup écrit à propos de ses idéogrammes, de ses tentatives pour fonder une écriture universelle. Mais on n’a jamais dit que cette quête avait pour seul dessein l’abolition utopique de l’arbitraire du signe.
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Sa peinture est une langue poétique qui se moque des versions et des thèmes. Comment sinon le bengali Lokenath Battacharya, le danois Asger Jorn ou l’anglais Francis Bacon pourraient-ils la goûter et n’en rien perdre, de ses rythmes, de sa musique ?
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Pour Mouvements, Saisir, Par des traits, on parle communément de ses livres illustrés. Mais ne sont-ce pas à l’inverse les poèmes qui illustrent ces ouvrages bifides ?
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Par la voie des rythmes est son seul livre qui ne contienne pas un mot, le seul où il franchit le seuil. Qui a osé lui donner un titre ?
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Paradoxe : d’un côté le dessein d’écriture universelle ; de l’autre, un champ de signes qui épousent au plus près la réalité du sujet qui les forme.
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Il n’est pas encore né ce nouveau Champollion qui saura déchiffrer les signes de Michaux.
Publié pour la première fois en septembre 1993 dans le catalogue de l’exposition « Henri Michaux, Encres et Gouaches », Ecole régionale des Beaux-Arts de Nantes, du 27 octobre au 27 novembre 1993.
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