De l’ambiguïté du mot race et de l’utilité de s’en débarrasser

Le mot race, parce qu’il pré­sente plu­sieurs sens contra­dic­toires dont une accep­tion bio­lo­gique remise en cause depuis des années, est deve­nu le plus grand tabou de la langue fran­çaise. À tel point que Fran­çois Hol­lande avait fait de sa sup­pres­sion des textes légis­la­tifs une de ses pro­messes de cam­pagne. Mais l’abolition de ce sub­stan­tif encom­brant et ambi­gu est-elle vrai­ment une bonne idée ?

Dans la soi­rée du 18 octobre 2016, le dis­po­si­tif « alerte enlè­ve­ment » est déclen­ché. La petite Dje­nah, 4 mois, a été kid­nap­pée par son père, décrit offi­ciel­le­ment par le mes­sage des ser­vices de police comme « un indi­vi­du de race noire ». En l’espace de quelques secondes, ce signa­le­ment est lu par des mil­lions de Fran­çais sur leurs por­tables via les réseaux sociaux ou les grands sites d’information, via l’application dédiée, sur leurs postes de télé­vi­sion (le mes­sage s’affiche en bas de l’écran quel que soit la nature du pro­gramme), etc. Les réac­tions ne se font pas attendre : la twit­to­sphère s’enflamme, et de toutes parts on fait preuve de son indi­gna­tion face à ce mes­sage émis par un ser­vice de l’Etat qui accré­dite tout sim­ple­ment l’existence de races humaines (cer­tains tweets mali­cieux se deman­daient si le mes­sage de l’alerte enlè­ve­ment n’avait pas été rédi­gé par Nadine Mora­no). Le mes­sage sera très vite modi­fié, l’« indi­vi­du de race noire » fai­sant place à « un indi­vi­du à la peau noire » puis à « un indi­vi­du de cou­leur noire ».

Le porte-parole du Minis­tère de la Jus­tice, Pierre Januel, apporte des pré­ci­sions sur cette bévue par ce tweet :

« #Aler­teEn­lè­ve­ment Cer­tains termes du message,repris pré­ci­pi­tam­ment, étaient évi­de­ment inap­pro­priés, regret­tables et très rapi­de­ment modi­fiés ».

Notons au pas­sage la pré­sence du magni­fique euphé­misme « termes (…) inap­pro­priés », l’adjectif « inap­pro­prié », très à la mode dans l’administration fran­çaise, nous venant direc­te­ment du puri­ta­nisme amé­ri­cain, où il qua­li­fie sou­vent des paroles, des conduites ou des com­por­te­ments « à carac­tère déviant » (la plu­part du temps, il s’agit de sexua­li­té).

Les médias de toute obé­dience, dans les heures qui suivent, ne man­que­ront pas de don­ner à cette embar­ras­sante affaire d’individu de race noire toute la réso­nance qu’elle mérite, de Libé­ra­tion à Valeurs Actuelles, cer­tains en pro­fi­tant pour rap­pe­ler que le concept de races humaine est sans fon­de­ment scien­ti­fique, d’autres se conten­tant de décrire sobre­ment et suc­cinc­te­ment les faits, obser­vant un silence pos­si­ble­ment élo­quent sur cette ques­tion.

 Quelque deux semaines avant le scan­dale de l’alerte enlè­ve­ment, Télé­ra­ma publie, dans son numé­ro 3481 (du 1er au 7 octobre 2016), un entre­tien avec Michaëlle Jean, secré­taire géné­rale de l’Organisation Inter­na­tio­nale de la Fran­co­pho­nie. La Qué­bé­coise d’origine haï­tienne est invi­tée à répondre à une ques­tion de lin­guis­tique sur les termes employés en France pour dési­gner les migrants : « Par­mi les valeurs de la fran­co­pho­nie, il y a le res­pect de la diver­si­té, qui est consi­dé­rée comme une richesse. Je suis sai­sie de voir qu’en France, ce n’est pas tou­jours le cas. Mais au Cana­da aus­si, nous avons nos écueils. Ain­si, nombre de nos jeunes diplô­més de race noire ont beau­coup plus de dif­fi­cul­tés à inté­grer le monde du tra­vail » (je sou­ligne).

Inutile de cher­cher des réac­tions indi­gnées à cet entre­tien sur Inter­net ou sur Twit­ter : vous n’en trou­ve­rez pas la moindre trace. Pour­tant, dans le cas de l’alerte enlè­ve­ment comme dans le cas de la réponse de Michaëlle Jean, des termes rigou­reu­se­ment iden­tiques sont employés, et qui peuvent s’analyser de façon iden­tique sur le plan séman­tique. Le pro­pos n’est pas de mino­rer ou d’excuser la faute du fonc­tion­naire de police qui a écrit le mes­sage de l’alerte d’enlèvement, ni même de soup­çon­ner Michaëlle Jean de faire de la publi­ci­té au concept de races bio­lo­giques. Le pro­pos est de mon­trer à quel point le mot race est pro­fon­dé­ment ambi­gu et à quel point sa poly­sé­mie pose pro­blème : la récep­tion d’un mes­sage de la police, bien qu’utilisant les mêmes mots dans la même langue, est bien dif­fé­rente de celle d’une décla­ra­tion de la secré­taire géné­rale de l’Organisation Inter­na­tio­nale de la Fran­co­pho­nie (et qui, à ce titre, sait sans aucun doute ce que par­ler fran­çais veut dire). L’audience d’un entre­tien dans Télé­ra­ma n’est évi­dem­ment pas celle d’un mes­sage d’alerte enlè­ve­ment dif­fu­sé par les ser­vices de police, à la fois sur le plan quan­ti­ta­tif (com­bien de récep­teurs) que sur le plan qua­li­ta­tif (qui sont ces récep­teurs). Par­tant de l’hypothèse que tous les lec­teurs de Télé­ra­ma n’ont pas lu l’entretien avec Michaëlle Jean (il était seule­ment dis­po­nible dans l’édition papier de l’hebdomadaire, la ver­sion en ligne étant réser­vée aux abon­nés), on peut rai­son­na­ble­ment esti­mer que sa réso­nance a été faible. On peut aus­si ima­gi­ner que ceux qui l’ont lu étaient a prio­ri inté­res­sés par la ques­tion des langues, du lan­gage ou de la place du fran­çais dans le monde, voire fami­liers des ques­tions lin­guis­tiques. Par consé­quent, ils étaient à même de trier le bon grain de l’ivraie et, comme l’œil et le cer­veau sont capables de rec­ti­fier et de lire un énon­cé dont on a reti­ré les voyelles, de com­prendre « nos jeunes diplô­més de cou­leur noire » dans l’expression « nos jeunes diplô­més de race noire ». Enfin, le lec­teur qui n’aurait jamais vu Michaëlle Jean découvre sur la pho­to accom­pa­gnant l’entretien une femme noire, peu sus­cep­tible de don­ner à l’expression « race noire » le sens uni­voque que l’on décrète dans le cas du mes­sage de l’alerte enlè­ve­ment. En quelque sorte, et c’est une affaire de contexte, on fait cré­dit à Michaëlle Jean, on lui prête une forme de dis­cer­ne­ment sans inté­rêts, tan­dis que le fonc­tion­naire de police doit pas­ser immé­dia­te­ment à la caisse.
La secré­taire géné­rale de l’O.I.F. est née en Haï­ti, une ancienne colo­nie fran­çaise, île qu’elle a quit­tée avec ses parents pour fuir la dic­ta­ture et rejoindre sa terre d’accueil, le Cana­da (une autre colo­nie fran­çaise). Cette der­nière pré­ci­sion est impor­tante car la rec­ti­tude poli­tique (équi­valent qué­bé­cois du poli­ti­cal­ly cor­rect) a connu, depuis la fin du XXe siècle, une grande for­tune au Cana­da et impose un strict contrôle social du lan­gage ; en tant qu’ancienne jour­na­liste et diplo­mate, il ne fait aucun doute que Michaëlle Jean a acquis une grande maî­trise dans l’art de peser ses mots et plus par­ti­cu­liè­re­ment sur des sujets sen­sibles.

Cela montre éga­le­ment qu’à l’évidence, le sens et la valeur du mot race dif­fèrent de part et d’autre de l’Atlantique, en fran­çais et en fran­çais qué­bé­cois — deux langues qui par­tagent bien des signes et des sens, mais qui par­fois divergent pro­fon­dé­ment. Ain­si l’ambiguïté fon­da­men­tale du mot race en langue fran­çaise conti­nen­tale redouble dès qu’on s’éloigne du fran­çais par­lé en métro­pole, où le mot s’imprègne inévi­ta­ble­ment de la culture de ceux qui s’en servent.

Mais pour en reve­nir au sens du mot race en France métro­po­li­taine (appa­ru au XVe siècle via l’italien raz­za), le sub­stan­tif a tou­jours été vague­ment mou et et impré­cis (ce « signi­fiant flot­tant » selon le mot du socio­logue Stuart Hall), quelles que soient les époques. On peut, pour ten­ter de syn­thé­ti­ser, défi­nir deux grands ensembles séman­tiques :

– Un ensemble social, anthro­po­lo­gique his­to­rique et poli­tique. Cet ensemble est en quelque sorte la fon­da­tion du sub­stan­tif. Dans cette accep­tion, le mot est syno­nyme de lignée, de popu­la­tions par­ta­geant des valeurs et des carac­tères com­muns, d’ethnies.

Avant le XIXe siècle, comme le rap­pelle l’historien des sciences Daniel Teys­seire1, il est presque tou­jours uti­li­sé au sens de noblesse et d’aristocratie. Seul le contexte, la connais­sance ou non des émet­teurs et des récep­teurs per­met d’affiner davan­tage le sens du mot et de choi­sir (par­fois avec incer­ti­tude) sa valeur par­mi les syno­nymes énu­mé­rés ci-des­sus.

– Un ensemble bio­lo­gique qui inté­resse les domaines de l’anthropologie, de la zoo­lo­gie et de l’élevage. A par­tir du XIXe siècle, les tra­vaux des natu­ra­listes, dans la fou­lée de Lin­né, Lamarck et Lacé­pède, conduisent les scien­ti­fiques à clas­si­fier le vivant en groupes, familles, espèces. Le clas­se­ment en arbres phy­lo­gé­né­tiques devient un stan­dard pour ordon­ner des ensembles, et rien n’échappe vrai­ment à cette obses­sion fores­tière, ni les langues natu­relles, ni même l’homme, divi­sé en dif­fé­rentes races2. Du mono­gé­nisme d’origine théo­lo­gique (les hommes ne forment qu’une seule tri­bu sous l’autorité divine), on passe au poly­gé­nisme scien­ti­fique (les hommes se classent en races avec des traits phy­siques et moraux intan­gibles et repro­duc­tibles). Ces clas­se­ments abou­tissent imman­qua­ble­ment à une hié­rar­chie des races entre elles, une mys­ti­fi­ca­tion qui se cris­tal­lise à toute vitesse, nour­rie par les tra­vaux et les publi­ca­tions de scien­ti­fiques et d’idéologues comme Paul Bro­ca et Joseph-Arthur Gobi­neau en France, comme Fran­cis Gal­ton en Grande-Bre­tagne, comme Ernst Hein­rich Hae­ckel et Hous­ton Cham­ber­lain en Alle­magne, pour ne citer que quelques-uns des chantres les plus nocifs de cette pseu­do-science essen­tiel­le­ment euro­péenne. Au som­met de la pyra­mide racia­liste se trouve évi­dem­ment la « race blanche », défi­nie par des carac­té­ris­tiques morales et mor­pho­lo­giques et vouée à domi­ner toutes les autres.

Plus la dis­tance avec la civi­li­sa­tion occi­den­tale, et plus pré­ci­sé­ment celle des grands empires colo­niaux, en termes de culture, d’organisation, de mor­pho­lo­gie, de langues, est grande, plus arrié­rée et bes­tiale est la popu­la­tion consi­dé­rée. Le mot race n’est presque plus employé seul : race blanche, race noire, race jaune, race amé­ri­caine, race cau­ca­sienne, race malaise, race pri­mi­tive, race nor­dique, race juive, race infé­rieure, race supé­rieure, race sémi­tique, race ger­ma­nique, race aryenne… on pour­rait sur­nom­mer cette période, qui va gros­so modo de 1820 à la fin de la Seconde Guerre Mon­diale « la grande période des épi­thètes », une parade funeste et infi­nie qui res­semble presqu’à une logor­rhée céli­nienne. Si le mot race était un corps, l’adjectif « pur » en serait assu­ré­ment le « membre fan­tôme », tant il semble indis­so­ciable et méri­te­rait à lui seul une étude. Du racisme bio­lo­gique (ou racio­lo­gie, ou anthro­po­lo­gie raciale) asso­cié au racisme idéo­lo­gique et poli­tique naît le racisme essen­tiel­le­ment moderne, qui n’est rien d’autre qu’une une jus­ti­fi­ca­tion idéo­lo­gique et morale de la colo­ni­sa­tion, de l’esclavage, de l’eugénisme, de la ségré­ga­tion, des mas­sacres de masse jusqu’au géno­cide juif de la Seconde Guerre mon­diale. Tant que les outils scien­ti­fiques ne seront pas à la dis­po­si­tion du plus grand nombre, le pro­blème des races demeu­ra davan­tage un pro­blème moral et idéo­lo­gique qu’un pro­blème scien­ti­fique. Les pro­grès conjoints de la bio­lo­gie évo­lu­tion­niste et de la géné­tique au XXe siècle fini­ront par remettre défi­ni­ti­ve­ment en cause le concept bio­lo­gique des races humaines.

Croire en l’existence de races humaines aujourd’hui est à peu aus­si ridi­cule que d’affirmer que la Terre est plate ou que les sabots du che­val, au galop, ne se décollent pas tous du sol. L’espèce humaine (expres­sion qui devien­dra vite pré­fé­rable dans le domaine fran­çais à race humaine, parce que moins conno­tée) est une et indi­vi­sible et les indi­vi­dus qui la com­posent peuvent se repro­duire quels que soient leurs carac­tères phy­siques, moraux, reli­gieux, etc. Sur le plan géné­tique (science si sou­vent convo­quée de façon fumeuse pour accré­di­ter l’existence de dif­fé­rentes races ou du moins plai­der pour des dif­fé­rences signi­fi­ca­tives entre des groupes), l’espèce humaine pré­sente un patri­moine com­mun à 99,5%. Cou­per le lien d’appartenance des hommes à cette espèce, c’est jus­te­ment ce que les Nazis ont ten­té de faire pen­dant la Seconde Guerre mon­diale, ten­ta­tive qui s’est sol­dée par un échec que l’écrivain Robert Antelme, dans son livre L’Espèce humaine, décrit en ces termes : « C’est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en défi­ni­tive impuis­sants devant nous. C’est parce qu’ils auront ten­té de mettre en cause l’unité de cette espèce qu’ils seront fina­le­ment écra­sés3 ».

La plu­part des témoi­gnages de dépor­tés insistent sur cette dimen­sion d’animalisation vou­lue par les Nazis. Ce que les hommes s’autorisaient à faire aux ani­maux (en les sélec­tion­nant, en les éle­vant puis, à par­tir de la Révo­lu­tion indus­trielle, en les abat­tant à la chaîne), désor­mais ils s’autorisaient éga­le­ment à le faire à leurs sem­blables. Le fait que l’invention des bar­be­lés (et des zoos humains) soit contem­po­raine des thèses racio­lo­gistes ne doit rien au hasard, ce qui a pu faire dire à Oli­vier Razac que « dans les camps [de la mort] il s’agit en même temps de gar­der le trou­peau et de tuer la bête4 ».

Ain­si notre regard peut désor­mais se tour­ner vers la der­nière accep­tion du mot race, sou­vent négli­gée, à tort, par les dif­fé­rents com­men­ta­teurs, exé­gètes et lin­guistes : on désigne ain­si des ani­maux d’élevage ou des ani­maux domes­tiques — des arte­facts issus d’une sélec­tion par l’homme. En choi­sis­sant des spé­ci­mens pré­sen­tant cer­taines carac­té­ris­tiques recher­chées (pour leur beau­té, leur robus­tesse, leur taille, leur rap­port, etc.) et en les fai­sant se repro­duire, on obtient, après plu­sieurs géné­ra­tions, une race ani­male. Pré­ci­sons qu’il ne faut pas confondre, à ce stade, la race ani­male et l’espèce ani­male, ou les oppo­ser. Un repré­sen­tant de la race appar­tient tou­jours à une espèce ani­male et a tou­jours la pos­si­bi­li­té de se repro­duire avec un spé­ci­men de race dif­fé­rente appar­te­nant à la même espèce (sauf dans le cas d’animaux modi­fiés géné­ti­que­ment comme des pois­sons tri­ploïdes par exemple, sté­riles). En d’autres termes, un très beau chat mâle de com­pé­ti­tion, appar­te­nant par exemple à la race « abys­sin », peut se repro­duire avec un chat de gout­tière ou un chat sia­mois femelle. On obtien­dra des cha­tons, qui, même s’ils sont très jolis, ne pour­ront pré­tendre par­ti­ci­per à un concours félin, car trop éloi­gnés des stan­dards de la race, ou de la « race pure ». Il en va de même pour les ani­maux d’élevage (ovins, bovins, etc.) éli­gibles ou non aux concours agri­coles. 

Ces pra­tiques sont vrai­sem­bla­ble­ment aus­si anciennes que l’agriculture elle-même, et ne font pas l’objet du moindre tabou en Occi­dent. Si on consi­dère, en adop­tant la seule pers­pec­tive des sciences natu­relles et de la bio­lo­gie, que l’Homme est un ani­mal comme les autres (c’est la posi­tion du natu­ra­liste Carl Von Lin­né) et qu’il est situé, en sa qua­li­té d’hyperprédateur, au som­met de la chaîne ali­men­taire, qu’est-ce qui nous empê­che­rait de pro­cé­der, sur lui éga­le­ment, à une forme de sélec­tion arti­fi­cielle ? C’est le pas que fran­chit le cou­sin de Charles Dar­win, Fran­cis Gal­ton, l’inventeur de l’eugénisme, qui s’inspire de l’élevage des races ani­males — il parle même de « viri­cul­ture » — et dont l’objectif est « l’amélioration de la race ». Ain­si l’élevage peut-il être consi­dé­ré comme une sorte d’eugénisme ani­mal, tan­dis que l’eugénisme peut être vu comme une sorte d’élevage humain. Cette symétrie/analogie montre à l’évidence tous les points de contact entre le concept des races humaines et celui des races ani­males : à ce sujet Michel Wie­vior­ka signa­lait de façon per­ti­nente que Toc­que­ville disait de l’Essai sur l’inégalité des races de Gobi­neau qu’il lui fai­sait pen­ser à La Revue des haras5.

L’incident de l’alerte enlè­ve­ment rap­por­té plus haut montre, par­mi d’autres favo­ri­sés par les fas­cismes pro­téï­formes actuels, que le tra­vail de démys­ti­fi­ca­tion du concept de race bio­lo­gique n’est pas encore ache­vé et que la vigi­lance est de rigueur, ce que prouvent aus­si les décla­ra­tions du fon­da­teur d’Alt-Right Richard Spen­cer, consi­dé­ré par beau­coup comme le véri­table idéo­logue de l’équipe de Donald Trump.

La taboui­sa­tion pro­gres­sive du mot (révé­lant sans doute une forme de culpa­bi­li­té dans la conscience col­lec­tive) a sus­ci­té des débats et des prises de posi­tion en faveur de son abo­li­tion de la Consti­tu­tion fran­çaise et des textes légis­la­tifs offi­cielles fran­çais dès la fin du siècle der­nier, à tel point que Fran­çois Hol­lande, affir­mant en 2012 qu’ « il n’y a pas de place dans la Répu­blique pour la « race », a fait de cette sup­pres­sion une de ses pro­messes de cam­pagne. Une pro­po­si­tion de loi dans ce sens a été adop­tée le 16 mai 2013 par l’Assemblée natio­nale mais enter­rée ensuite par le Sénat.

Mais l’abolition du mot race est-elle vrai­ment une bonne idée, sachant d’une part que la plu­part des consti­tu­tions des pays démo­cra­tiques (ou s’autoproclamant ain­si) pré­sente le terme avec une accep­tion simi­laire et que, d’autre part, le temps joue inexo­ra­ble­ment contre le concept de race bio­lo­gique ? Même si cette idée resur­git ici ou là comme un zom­bie quit­tant sa sépul­ture, on peut parier sur une fos­si­li­sa­tion du sub­stan­tif avec ce sens pré­cis qui abou­ti­ra, à terme, à son clas­se­ment défi­ni­tif au rayon des erreurs scien­ti­fiques et des anti­qui­tés séman­tiques, voire à sa dis­pa­ri­tion pure et simple. Dans la plu­part des dic­tion­naires (en fran­çais, mais aus­si en anglais) il est déjà trai­té de la sorte, fai­sant l’objet d’un aver­tis­se­ment par­fai­te­ment com­pré­hen­sible qui tra­duit à la fois la volon­té de stig­ma­ti­ser l’acception et l’embarras des lexi­co­graphes. À ce sujet et à l’entrée consa­crée au mot race, Le Robert pour le domaine fran­çais et l’Oxford Dic­tio­na­ry pour le domaine anglais bri­tan­nique sont assez exem­plaires, ce qui n’est pas tout à fait le cas du Tré­sor de La Langue Fran­çaise

Les langues vivantes elles-mêmes sont sujettes à leur manière aux lois de l’Évolution : cer­taines naissent, vivent, finissent par mou­rir — d’autres peuvent même renaître (et demain, avec les enre­gis­tre­ments de locu­teurs on pour­ra éven­tuel­le­ment recons­ti­tuer des langues dis­pa­rues avec une décon­cer­tante faci­li­té). Il en va de même des seg­ments du dis­cours et des mots, car une langue qui vit en bonne san­té est une langue qui pré­sente une grande plas­ti­ci­té et une facul­té d’adaptation. L’heure n’est plus à la stan­dar­di­sa­tion du fran­çais ni au contrôle lin­guis­tique, et les dic­tion­naires s’actualisent pour consta­ter l’évolution de la langue, sans dimen­sion nor­ma­tive ou morale. Pre­nons l’exemple de l’adjectif maligne, que de moins en moins de locu­teurs pro­non­çaient avec le n mouillé mais qu’une paresse arti­cu­la­toire les pous­saient à pro­non­cer maline : l’usage a fini par en modi­fier la mor­pho­lo­gie et a entraî­né une modi­fi­ca­tion de sa gra­phie, maligne et maline étant désor­mais com­mu­né­ment admis, qu’on le veuille ou non.

Dans le cas d’une sup­pres­sion du mot race des textes de loi offi­ciels, l’idée est loin de faire l’unanimité, et même chez les enne­mis les plus décla­rés de l’extrême droite. Le débat juri­di­co-lin­guis­tique est sans doute loin d’être ache­vé ; il existe pour­tant une solu­tion simple. Après tout, l’objectif est de lever une ambi­guï­té, et cette impos­si­bi­li­té à la lever en a conduit cer­tains à plai­der l’abolition. Or, dans de nom­breuses langues, dont le fran­çais, des signes existent per­met­tant de lever des ambi­guï­tés pho­né­tiques entre des homo­nymes : les mots tache et tâche par exemple. Le a de tâche est sup­po­sé être plus fer­mé que le a de tache (cette oppo­si­tion pho­né­tique a ten­dance à se neu­tra­li­ser chez la plu­part des locu­teurs du fran­çais). L’accent cir­con­flexe de tâche est cen­sé noter cette dif­fé­rence pho­né­tique : c’est ce qu’on appelle en lin­guis­tique un signe dia­cri­tique. Or ce signe joue aus­si un rôle séman­tique : réa­li­ser une tâche n’est pas la même chose que réa­li­ser une tache (même si le peintre Jack­son Pol­lock fai­sait les deux). Seul le signe dia­cri­tique per­met de lever l’ambiguïté séman­tique entre ces deux énon­cés.

Ain­si, en ajou­tant un simple accent cir­con­flexe sur le mot race pour­rait-on faci­le­ment dis­tin­guer l’acception « groupe social, eth­nie, etc. » du concept de race bio­lo­gique s’appliquant à la fois à l’élevage d’animaux et à l’erreur scien­ti­fique qui consis­tait à croire à l’existence de races humaines. Cette der­nière accep­tion bifide serait mar­quée par l’ajout de l’accent cir­con­flexe, lequel per­met­trait, au moins à l’écrit, d’opposer race à râce, de lever la plu­part des ambi­guï­tés et de rendre uni­voques l’interprétation des textes.

  1. Le mot race est-il de trop dans la Consti­tu­tion fran­çaise ? Une contro­verse. Mots, décembre 1992, n°33. « Sans dis­tinc­tion de… race ». ↩︎
  2. Sur les arbres phy­lo­gé­né­tiques, voir Jean-Paul Demoule, Mais où sont pas­sés les Indo-Euro­péens ?, Seuil, 2014. ↩︎
  3. Robert Antelme, L’Espèce humaine, Gal­li­mard, 1957. ↩︎
  4. Oli­vier Razac, His­toire poli­tique du bar­be­lé, La Fabrique, 2000. ↩︎
  5. Michel Wie­vor­ka, Le racisme, une intro­duc­tion, La Décou­verte, 1998. ↩︎

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