Je n’avais pas encore quinze ans quand Muhammad Ali raccrocha les gants. Son déclin datait déjà, alors qu’un autre sale caractère arrivait au sommet de son art et le rejoignait au panthéon des plus grandes gueules de l’histoire du sport : John McEnroe. Cette fin de carrière en mode mineur ne parvint pas à ternir l’image d’Ali. Et cela ne changea rien à son histoire : il était déjà entré dans la légende depuis belle lurette, et il avait eu l’élégance d’embarquer Joe Frazier et George Foreman avec lui.
Dire que Muhammad Ali est un modèle est un euphémisme. Modèle sportif cela va sans dire, avec un style idiosyncratique qui inspire métaphores, comparaisons et images de toutes sortes. Et c’est vrai qu’il y a du Noureev dans ce jeu de jambes si précis et aérien, du python dans cet art de l’esquive et de l’hypnose par le mouvement perpétuel. L’esquive est sans doute ce qui définit le mieux la vie de Mohamed Ali, ce qu’en anglais on appelle un side step. Ce pas de côté, il ne cesse de le faire ; il le fait quand il abandonne Cassius Clay pour Muhammad Ali et l’Islam, il le fait pour épuiser et mystifier ces adversaires sur le ring. Quand on l’appelle pour aller combattre au Vietnam, il ne sort pas du rang pour faire un pas en avant à l’appel de son nom. Il demeure silencieux et fait un pas de côté. Ce sera sans lui. Il devient un modèle moral.
Quand je prononce “Muhammad Ali” à haute voix, j’entends le mot “modèle”. Modèle parce qu’Ali c’est aussi une expérience esthétique, un corps classique (je parle des canons de l’Antiquité et de la peinture classique — voir la photo de Carl Fischer où Ali refait le martyre de St-Sébastien d’Andrea del Castagno) et moderne de mannequin de mode. Modèle parce qu’il inspire les plasticiens, les photographes, les écrivains, les musiciens, les artistes. Et parce qu’il a suscité de véritables chefs‑d’œuvre. Mais son apport ne se limite pas aux arts reconnus par l’Académie. Ali devient une icône de la street culture, du hip-hop, du rap, de la stand-up comedy. Ali, c’est Lenny Bruce (“Dans cent ans, ils diront que je suis blanc… c’est ce qu’ils ont fait à Jésus”), c’est Serge Gainsbourg, c’est Fela, c’est le Wu-Tang Clan et Sun Ra à lui seul.
Parler d’Ali c’est toujours être dans l’euphémisme, car c’est la définition de l’hyperbole. Même dans le ridicule (certains de ses poèmes le sont), Ali en fait tellement qu’il touche au nonsense cosmique. Norman Mailer, qui a écrit le plus grand livre sur Ali avec Le Combat du Siècle, rapporte cette anecdote. Ali est invité à s’exprimer devant des étudiants (à Oxford je crois) ; la salle est bondée et suspendue à ses lèvres. On attend l’oracle. Ali arrive, et dit solennellement : “Me. We.”. Puis il tourne les talons. La conférence est terminée.
En 2003, je l’ai croisé par hasard dans un endroit inattendu, la Foire du Livre de Francfort. J’étais attiré par un attroupement de badauds devant un ring flambant neuf quand il m’est apparu. Il est monté sur le ring, a fait quelques pas, a brandi un poing tremblant devant les photographes. Il venait présenter le livre monumental que Benedikt Taschen lui a consacré, G.O.A.T. Ce moment avait toutes les apparences du rêve, et plus encore après toutes ces années.
Me. We. On dirait l’incipit d’un texte de Beckett.
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